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Tunisie

Dégradation de la situation sanitaire et surpopulation carcérale

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A l’attention du Président de la République, de la Ministre de la Justice par intérim, du Ministre de l’Intérieur par intérim, du Ministre des Affaires Sociales, du Ministre de la Santé par intérim, du Président du Conseil Supérieur de la Magistrature et du Président du Comité Général des Prisons et de la Rééducation,

Tunis, le 22 juillet 2021

Madame, Monsieur,

La crise sanitaire liée à la Covid-19 a atteint ces dernières semaines en Tunisie un seuil critique et qui selon les projections existantes, risque de perdurer plusieurs semaines. Avec un nombre de décès ayant désormais dépassé la barre des 15.000, une hausse continuelle du nombre de contaminations journalières et la présence avérée du variant « Delta », le défi de préserver la santé de tou.te.s devient de plus en plus grand. Le caractère inédit de ce seuil élevé de contaminations et de mortalité doit résulter en des mesures tout aussi inédites.

En effet, il est du devoir de l’Etat et de l’ensemble de ses institutions de continuer de porter assistance aux catégories les plus vulnérables de la société, plus durement et proportionnellement atteintes par la pandémie que le pays connaît depuis maintenant plus d’une année. Les détenu.e.s constituent en ce sens une population qui doit attirer une attention particulièrement accrue des autorités compétentes, tant leurs conditions de vie et la prévalence de risques de co-morbidité les rendent vulnérables à la contamination et au risque de mortalité. L’obligation de vivre en promiscuité, dans une situation sanitaire aussi alarmante, est également vectrice de beaucoup d’angoisses et contribue à affaiblir psychiquement les détenu.e.s. En ce sens, la présence en détention selon nos informations d’au moins 25 personnes jugées irresponsables pénalement du fait de leur maladie mentale, et en attente d’une place en hôpital psychiatrique, est extrêmement préoccupante et doit être adressée en urgence par le Ministère de la Santé.

Le pays continue de vivre une situation de surpopulation carcérale massive et structurelle, pouvant aller jusqu’à 194% à la prison de Sousse par exemple[1], avec pour corollaire un véritablement entassement des prisonnier.e.s et une impossibilité de facto de respecter une quelconque distanciation sociale. Les associations signataires ont ainsi eu connaissance de l’existence de plusieurs foyers de contamination dans différentes prisons à travers le pays, et souhaitent exprimer leur grande inquiétude quant aux perspectives exponentielles de propagation du virus que cela sous-tend.

Si nous saluons les efforts du Ministère de la Santé et du CGPR pour tenter d’endiguer la propagation du virus dans les murs des prisons, via un protocole d’hygiène accru, un recours aux tests PCR dès qu’un cas suspect est identifié et un isolement des prisonniers dépistés positifs à la COVID, la persistance de la surpopulation carcérale ne permet pas une réponse efficiente face à la vélocité de propagation de l’épidémie. Par ailleurs, dans ces conditions particulièrement difficiles, la pression exercée sur le personnel pénitentiaire n’en est qu’accrue.

Nous gardons en mémoire les efforts de décroissance carcérale engagés en avril 2020, qui grâce aux grâces présidentielles, libérations conditionnelles, et autres remises en liberté de détenu.e.s préventif.ve.s, avaient permis une réduction de 37% de la population carcérale. Cette baisse historique de la population carcérale avait également permis d’offrir au personnel pénitentiaire un environnement de travail plus sûr et moins stressant sans qu’il n’y ait, pour autant, une augmentation du taux de criminalité dans le pays.  Nous saluons également l’effort engagé pour la libération, annoncée le 19 juillet 2021[2], de la grâce de 443 détenu.e.s et la libération conditionnelle de 660 autres, soit environ 4% de la population carcérale totale. Cette première décrue est un signal encourageant, mais pour l’heure largement insuffisante.

Forts de tous ces constats, nous en appelons donc par la présente lettre à mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour désengorger les prisons le plus rapidement possible ; augmenter le nombre de grâces et de libérations conditionnelles accordées ; et assurer au mieux la préservation de la santé des détenu.e.s. Engagées elles-mêmes dans la préoccupation constante d’assurer une assistance aux plus vulnérables, les associations signataires renouvellent par ailleurs ici leur engagement à se tenir prêtes à soutenir les efforts de l’Etat tunisien pour limiter la propagation du virus.

Si nous appelons les autorités à prendre des mesures immédiates en libérant tout.e.s les détenu.e.s ne représentant pas un danger pour la société, il est important de rappeler que nous ne pourrons à moyen et long terme se satisfaire de la persistance d’une surpopulation carcérale structurelle et conséquemment de conditions de détention dégradantes. Aussi, il est essentiel dès maintenant d’endiguer le recours massif à la détention préventive (les prévenu.e.s sont plus nombreux que les condamné.e.s en prison), à l’emprisonnement pour des délits mineurs et d’accélérer la mise en œuvre sur tout le territoire des mécanismes permettant le recours aux peines alternatives à l’incarcération.

Une refonte en profondeur des politiques pénales et carcérales n’est pas optionnelle et doit advenir le plus tôt possible, d’autant que l’emprisonnement massif n’empêche pas la récidive et participe de la précarisation de familles entières, dans un contexte économique déjà très difficile.

Pour toutes ces raisons, humanitaires et sanitaires, les associations signataires renouvellent leur appel à une décroissance carcérale massive et urgente. C’est en ce sens que nous proposons, à nouveau, la mise en place des recommandations suivantes :

A Monsieur le Président de la République :

  • Accorder la grâce présidentielle au nombre le plus élevé possible de détenu.e.s en privilégiant les détenu.e.s en fin de peine, les détenu.e.s condamné.e.s à mort ou à perpétuité et ayant purgé plusieurs décennies de peines, et les détenu.e.s ayant des vulnérabilités médicales connues.

A Madame la Ministre de la Justice par intérim, en concertation avec le Conseil Supérieur de la Magistrature :

  • Edicter une note de travail à l’intention des Procureur.e.s de la République et des juges d’instruction pour qu’ils.elles suspendent le recours à la détention préventive et les exhortant à libérer, sans cautionnement, les détenu.e.s préventifs.ves inculpé.e.s de délits mineurs, passibles de moins de deux ans d’emprisonnement, sous réserve de la conformité de leur situation aux articles 85 et 86 du Code de Procédure Pénale et conformément au principe de présomption d’innocence prévu à l’article 27 de la Constitution.
  • Appeler les juges d’exécution des peines à accorder, sans délai, la libération conditionnelle aux condamné.e.s pouvant en bénéficier conformément à l’article 342 bis du Code de Procédure Pénale, notamment pour les détenu.e.s en fin de peine.
  • Edicter une note de travail afin d’inciter les Procureur.e.s de la République à recourir au mécanisme de transaction par médiation en matière pénale, conformément aux articles 335 bis et suivants du Code de Procédure pénale ; et inciter les magistrats à recourir davantage au prononcé de peines alternatives (travaux d’intérêt général, mise sous surveillance électronique, et peine de réparation pénale) dans les cas permis par la loi
  • Accélérer l’adoption des projets de réforme du Code Pénal et du Code de procédure pénale et leur transfert à l’Assemblée des Représentants du Peuple
  • Continuer les efforts afin de rendre entièrement opérationnels les bureaux de probation, tout en agissant, en concertation avec le Conseil Supérieur de la Magistrature, pour la sensibilisation des magistrats au prononcé de peines alternatives à l’incarcération.

A Monsieur le Ministre de l’Intérieur par intérim :

  • Edicter une circulaire à l’intention des forces de police visant à suspendre, autant que possible, la requête de mise en garde-à-vue auprès du/de la Procureur.e de la République pour les personnes ne présentant aucun risque pour la société.

A Monsieur le Ministre des Affaires Sociales et Monsieur le Ministre de la Santé par intérim, en concertation avec la direction de la santé publique :

  • Poursuivre les efforts de vaccination des détenu.e.s et du personnel pénitentiaire
  • Assurer un suivi socio-sanitaire des personnes ainsi libérées, notamment par une prise en charge holistique des personnes isolées et/ou sans revenus afin de leur garantir une sortie d’incarcération en dignité et ne favorisant pas la contamination à l’extérieur de la prison.
  • Assurer systématiquement et immédiatement après jugement des places en hôpital psychiatrique pour toute personne jugée irresponsable pénalement du fait de sa maladie mentale

A Monsieur le Président du Comité Général des Prisons et de la Réinsertion :

  • Etendre l’accès aux appels téléphoniques et aux correspondances écrites des détenu.e.s avec leurs familles, notamment lorsque les droits de visites directes et indirectes et les activités avec des intervenant.e.s extérieurs ont été suspendus.
  • Communiquer régulièrement et publiquement des chiffres concernant le taux de contamination mais également du taux de vaccination des détenu.e.s et du personnel pénitentiaire dans les prisons

Les associations signataires :

  1. Avocats Sans Frontières
  2. Association BEITY
  3. Association Tunisienne de Défense des Libertés individuelles (ADLI)
  4. Horizon d’Enfance
  5. Association des Juristes de Sfax (AJS)
  6. Organisation Mondiale contre la Torture (OMCT)
  7. Psychologues du Monde-Tunisie (PDMT)
  8. Association Tunisienne de lutte contre les MST et le SIDA (ATL MST SIDA)
  9. Organisation contre la Torture-Tunisie (OCTT)
  10. Coalition Tunisienne Contre la Peine de Mort (CTCPM)
  11. Art Acquis
  12. Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH)

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