Lors de son intervention à la séance inaugurale du colloque du festival « Saisons de la Création » de Tozeur, l’ancien ministre de la Culture Dr Abderraouf Basti a souligné que la dialectique de l’identité et de la subjectivité a été intrinsèque à l’expérience du théâtre tunisien depuis ses premières étapes. Selon lui, l’action théâtrale en Tunisie est née dans un contexte national de résistance à l’effacement des composantes culturelles et civilisationnelles durant la période du protectorat français.
Dans une intervention lors du colloque intitulé « Le théâtre tunisien : questions d’identité, d’altérité et de représentations de la subjectivité – Vers une école théâtrale tunisienne ? », qui se tient à Tozeur les 25 et 26 octobre 2025, dans le cadre de la troisième édition du Festival national du théâtre tunisien “Saisons de la Création”, du 24 octobre au 8 novembre 2025, il a proposé une réflexion approfondie sur le lien entre le théâtre tunisien et les questions d’identité, de subjectivité et d’altérité, en soulignant que cette dialectique constitue depuis toujours un axe central du développement du théâtre national, et qu’elle a accompagné chaque étape de son évolution depuis le début du XXème siècle.
Il a rappelé que dès la fin du XIXème siècle et au début du XXème, une élite de réformateurs et d’intellectuels avait compris l’importance du théâtre comme outil de progrès social et culturel, appelant à son développement afin qu’il devienne le miroir de la société tunisienne et l’expression de ses préoccupations et aspirations.
A cet égard, il a cité la première pièce tunisienne, présentée en 1910, intitulée « Sultan entre les murs de Yıldız », écrite par Mohamed Jaibi, qu’il a décrite comme une première prise de conscience de la nécessité d’un théâtre reflétant la réalité locale et les aspirations de la société dans le contexte de l’occupation et de l’aliénation culturelle. Abderraouf Basti a affirmé que Mohamed Jaibi considérait que le théâtre devait s’intéresser aux événements contemporains et à la vie quotidienne, et que son engagement dans l’action théâtrale faisait partie d’un mouvement national réformiste visant à consolider les fondements de l’identité nationale.
Dr Basti a ensuite abordé la période post-Première Guerre mondiale, qualifiée de phase de « théâtralisation de l’action dramatique » selon le chercheur Mohamed Mediouni. Cette période a vu l’élite tunisienne s’attacher à institutionnaliser le théâtre comme composante essentielle de la culture nationale moderne. Il a évoqué la création en 1945 de la Commission pour la défense du théâtre tunisien, dont l’objectif était de créer les conditions nécessaires à la production d’un théâtre profondément enraciné dans son environnement culturel et social.
Il a également abordé le processus esthétique et intellectuel qui a guidé le théâtre tunisien pendant la construction de l’Etat national, soulignant que le leader Habib Bourguiba avait accordé au théâtre une place centrale dans son projet de modernisation, le considérant comme un outil d’éveil de la société et de diffusion des valeurs de modernité et d’ouverture.
Il a affirmé que cette vision a contribué à une dynamique culturelle importante dans les années 1960, en soutenant les écoles et instituts artistiques, et en encourageant les diplômés du théâtre scolaire à s’inspirer des grandes expériences internationales. Cette période a produit une nouvelle génération de théoriciens et praticiens du théâtre, qui a fondé le théâtre universitaire et régional, faisant de ces espaces un laboratoire d’expérimentation et de dialogue sur les problématiques sociétales, tout en développant le théâtre national sur les plans de la langue, du jeu et de la scénographie.
Basti a évoqué le “Manifeste des Onze”, publié en français dans les années 1970, qui a créé une vague de contestation dans les milieux théâtraux. Ce manifeste s’inscrit dans une étape critique où la jeune génération exprimait son rejet de l’immobilisme et de l’imitation, et appelait à la construction d’un discours théâtral tunisien inspiré des expériences mondiales tout en conservant sa spécificité culturelle locale.
Evoquant des expériences créatives tunisiennes, Basti a mentionné le théâtre nouveau, qui a utilisé le patrimoine populaire comme source esthétique et a renouvelé le lien avec le public à travers un style simple et abstrait, intégrant la langue dialectale à différents niveaux, permettant ainsi au théâtre tunisien de concilier authenticité et modernité.
Il a également abordé l’œuvre de Taoufik Jebali, dont le théâtre a réussi à maintenir une continuité qualitative dans la relation entre l’artiste et le public, avec des œuvres comme « La Chaîne », caractérisées par un style caricatural et satirique, capable d’interroger la réalité sociale et politique dans une langue artistique attractive, constituant ainsi un modèle de théâtre populaire tunisien à forte profondeur intellectuelle. Abderraouf Basti a conclu que ces expériences, aux côtés d’autres œuvres de pionniers et de rénovateurs, ont incarné une quête constante d’équilibre créatif entre la subjectivité tunisienne et les références universelles, donnant au théâtre tunisien son unicité et sa capacité de renouvellement.
Il a affirmé que la question de l’identité n’a jamais été simplement un thème académique, mais une question centrale guidant à la fois la création artistique et la recherche théorique, depuis les travaux des premiers chercheurs comme Mohamed Mediouni, Belgacem Ben Nsiri, Mohamed Messaoud Driss et Fethi Haddaoui, jusqu’aux études contemporaines qui continuent d’explorer la signification de l’identité dans le contexte des transformations sociales et culturelles actuelles.
Dr Basti a conclu son intervention en affirmant que l’organisation de ce colloque représente un moment de conscience critique, invitant à reposer les grandes questions sur l’appartenance théâtrale et la spécificité artistique à l’ère de la mondialisation. Il a déclaré :
« L’identité n’est pas une donnée fixe que l’on conserve tel quel, mais un processus permanent d’interaction et de renouvellement. Le théâtre tunisien, tout en s’inspirant de son passé, est appelé à continuer de s’interroger pour créer une école tunisienne capable d’exprimer l’homme de notre époque, dans sa langue et avec ses rêves. »
